Il y a deux siècles, 1 Argentin sur 3 était noir. Aujourd’hui on ne les voit que peu. L’Argentine est devenu le pays le plus blanc d’Amérique du Sud. Que s’est-il passé ? Retour sur une élimination planifiée, programmée et insidieuse, qui a incroyablement réussi.
La mise en esclavage
On estime à près de 200 000 le nombre d’Africains déportés et mis en esclavage en Argentine entre le 16e et le 19e siècle. Comme au Brésil voisin, la plupart venait de l’ancien royaume du Kongo et ses environs, qui fut anéanti par les attaques terroristes des Portugais dès le 16e siècle.
Ce trafic d’êtres humains et le rendement du travail forcé imposé aux Africains, a fait la richesse initiale de la colonie espagnole d’Argentine, notamment de sa capitale Buenos Aires.
Mis en servitude souvent dans les domaines des prêtres chrétiens, les Africains coupent la canne à sucre et s’épuisent au labeur dans les ranchs. Ils sont forcés de se reproduire entre eux pour augmenter le cheptel d’esclaves. L’expression de leur identité africaine est généralement supprimée. Ils sont privés de leurs langues, leurs noms, leur spiritualité ancestrale et leur culture.
Une forte minorité à l’indépendance
En 1810 les colons espagnols proclament l’indépendance de l’Argentine. Les recensements officiels de l’époque montrent que près de 30% de la population est noire. Appauvris, les Noirs sont les principales victimes des épidémies de cholera et de fièvre jaune.
Faisant peu de cas de leur valeur humaine, les autorités argentines les envoient en premières lignes sur les fronts des guerres où évidemment ils meurent plus que les autres. Ainsi à la bataille de Sipe Sipe en 1815, sur 1320 Argentins morts, capturés ou blessés, 1000 étaient africains.
On a souvent avancé que ces deux facteurs, les maladies et les décès pendant les guerres, avaient joué un rôle central dans le déclin de la population noire. Les témoignages de voyageurs anglais comme Gillepsie et Haigh en 1807 et dans les années 1820, montrent pourtant que les Européens étaient minoritaires et les Métis, Noirs et Amérindiens étaient restés bien majoritaires.
Qui plus est, le poids démographique et politique des Noirs devait être suffisamment important pour que leur élimination soit planifiée. Ainsi, c’est de l’affrontement politique entre les Fédéralistes et les Unitariens que sera décidé une fois pour toute de faire de l’Argentine un pays blanc.
L’élimination
Les Fédéralistes pensaient que le pouvoir devait être partagé entre les composantes de tout le pays, et s’appuyaient sur le soutien des Noirs pour garder le pouvoir. Les Unitariens au contraire voulaient maintenir le pouvoir au sein de l’élite blanche de Buenos Aires, et étaient absolument révulsés par les Noirs avec lesquels ils ne voulaient rien avoir à faire.
Le president fédéraliste Juan Manuel Rosas accordait ainsi aux Africains un minimum de droits et d’aides, pour conserver leur soutien politique et les garder comme bétail électoral, sans jamais vouloir leur donner une égalité entière, exactement comme le Parti Démocrate aux Etats-Unis aujourd’hui.
Après 22 années de pouvoir, Rosas cède la place aux Unitariens en 1852. Ces derniers, dont Sarmiento, Alberdi et Ingenieros, embrassent et développent les théories racialistes et mensongères de l’époque, mises au point dans tout le monde blanc. Ils regardent les Noirs comme non-humains, barbares, inferieurs, laids, maléfiques. Il faut donc les éliminer au profit de Blancs civilisés, supérieurs, beaux et angéliques.
Le president Domingo Sarmiento fait donc voter une loi en 1853 pour ouvrir l’Argentine à une immigration blanche européenne. Jusqu’en 1950, ce sont ainsi 7 millions d’Européens – surtout d’Italie et d’Espagne – qui sont arrivés dans le pays. Cette politique d’immigration, identique à la White Australia Policy (Politique de l’Australie Blanche), a dilué jusqu’à quasi-effacement la jadis forte minorité africaine.
Les Noirs mêmes, aliénés jusqu’à la moelle, empoisonnés par les discours eurocentristes et infériorisants sur eux-mêmes, ont cherché pour la plupart à blanchir leur descendance. Poussés au suicide identitaire par la figure du blanc Jésus, la malédiction et la négativité soi-disant attachées à leur couleur, la falsification de l’histoire de l’Afrique et la destruction de son image, ainsi que la volonté de bénéficier des privilèges blancs dans une société raciste, la plupart a essayé de se sauver en épousant les Blancs.
Le déclin du nombre d’hommes noirs suite aux guerres, a aussi poussé bien des femmes noires à épouser des migrants, qui étaient en majorité des hommes.
La baisse du nombre de Noirs se passait si bien que lors du recensement de 1895, un commentaire en dit “Cela ne prendra pas longtemps pour que la population (argentine) soit complètement unifiée en une belle et nouvelle race blanche”.
A ce lavage de cerveau qui les a conduits à se supprimer, s’ajoutait pour les Africains-Argentins un manque de réflexion et de sérieux. Beaucoup n’ont pas essayé de comprendre ce qui se jouait contre eux et n’ont jamais formé de communauté solide pour assurer leur survie et défendre leurs intérêts. Ils dansaient et s’amusaient pendant qu’on les effaçait doucement.
Ils ont été absorbés par le métissage jusqu’à disparaitre.
Aujourd’hui seuls 0,5% des Argentins se disent d’origine africaine. Un bon nombre parmi ces Noirs vient du Brésil et d’Uruguay. Les descendants visibles de Noirs originaux sont encore moins nombreux. Ainsi, beaucoup en Argentine font comme si les Noirs et l’esclavage n’y ont jamais existé, et se fondent entièrement sur le mythe d’une origine uniquement blanche et européenne.
A l’insidieuse élimination physique des Noirs, est donc venu s’ajouter un effacement de l’histoire de leur présence et de leur influence sur l’Argentine.
De cet article, il faut retenir les points suivants :
- Les Africains représentaient un tiers de la population argentine il y a deux siècles.
- Leur élimination a été décidée sur la base de théories racistes.
- L’immigration massive d’Européens et leur métissage avec ceux-ci est la principale raison de leur disparition.
- Aliénés et désorganisés, les Africains-Argentins ont inconsciemment participé à leur perte.
- Leur présence et leur histoire aujourd’hui sont généralement occultées.
Hotep
Par : Lisapo ya Kama © (Tous droits réservés. Toute reproduction de cet article est interdite sans l’autorisation de Lisapo ya Kama)
Notes :
- An African Tree Produces White Flowers: The Disappearance of the Black Community in Buenos Aires, Argentina, 1850-1890; Erika Denise Edwards Grand Valley State University;
- Time to challenge Argentina’s white European self-image, black history experts say, Uki Goni; The Guardian
- Oxford Bibliographies
- The erased protagonists: Afroargentines and the whitewashing of history, Daniel Voskoboynik; African Arguments