L’histoire de ce héros dont il ne faut pas parler, est aussi l’histoire cachée de la plus longue guerre d’indépendance des anciennes colonies françaises, de la détermination d’un peuple à en finir avec la barbarie coloniale.
13 Septembre 1958. Localisé dans la forêt près de la commune de Boumnyebel, Um Nyobè reçoit une rafale de balles dans le dos, tirée par un officier tchadien enrôlé dans l’armée française. Son corps est attaché à un véhicule, traîné, défiguré, jusque dans son village et exposé. Sa belle-mère et une autre personne du village sont égorgées. Um Nyobè est ensuite plongé dans du béton et enterré. Le père de l’indépendance du Cameroun a vécu. Loin de s’affaiblir, son mouvement l’UPC va continuer la guerre pendant encore 13 années.
Au commencement était les Pygmées, les premiers habitants de ce qui est aujourd’hui le Cameroun. Les Noirs de grande taille, en majorité originaires d’Egypte et du Soudan, arriveront plus tard. C’est ce territoire partie de l’empire du Kanem-Bornou et abritant la belle civilisation des Bamoun, que les allemands conquirent à la fin du 19e siècle, après qu’il eut été saigné par la traite négrière.
Um Nyobè naît en 1913 dans un Kamerun sous occupation brutale de l’Allemagne. A l’issue de la première guerre mondiale, les colonies allemandes d’Afrique furent distribuées aux vainqueurs anglais et français. La France occupa la partie Est du Cameroun et l’Angleterre la bande Ouest.
Elevé dans le Vitalisme (animisme) par son père qui était un prêtre traditionnel, Um Nyobè est instruit dans les écoles chrétiennes où il est baptisé Ruben. Il obtient son baccalauréat en 1939 et est engagé comme greffier au tribunal de la ville d’Edéa. Autodidacte brillant et passionné de droit, il réalise avec effroi l’état injuste d’esclavage dans lequel se trouvent les peuples du Cameroun.
Le travail forcé dans les chantiers et les plantations tue les hommes par milliers. La ségrégation à travers le code de l’indigénat fait des Noirs des sous-hommes et des Blancs des dieux. Les confiscations de terres et de vivres par les colons sont courantes. Ce sont là les principaux éléments qui vont éveiller le jeune greffier à une conscience politique.
Prenant le vent des revendications indépendantistes qui balaie l’Afrique après la deuxième guerre mondiale, Ruben Um Nyobè est initié au syndicalisme par des français et devient membre du syndicat CGT en 1947. Il combat la division de son pays en zones francophone et anglophone. Le mot allemand Kamerun représente donc pour lui et ses partisans le temps où le pays était uni, et l’unité qu’il faut retrouver. Ce mot est ressenti comme un affront par la France, qui vient de subir une cuisante défaite face à l’Allemagne hitlérienne et qui doit son salut en partie aux soldats africains.
Le leader syndical sillonne le pays à pied, à vélo, pour sensibiliser les populations sur leur état inacceptable d’esclavage et l’impératif d’indépendance. Partout où il passe, les débrayages et grèves dans les chantiers éclatent spontanément. Il harangue les foules par milliers et soulève les espoirs. Il dénonce l’église catholique qui soutient la colonisation.
Il parvient à réunir autour du projet d’indépendance des hommes et femmes issus de tous les peuples et se constitue une base nationale. La diversité ethnique et la cohésion des pères de l’indépendance étaient telles que les français diront d’eux qu’ils étaient détribalisés. Um Nyobè hérite du nom de Mpodol, c’est-à-dire porte-parole dans sa langue Bassa. « Indépendance immédiate » devient le slogan des kamerunais.
C’est à Douala en 1948 que ses compères fondent l’Union des Populations du Cameroun (UPC), dont il devient le secrétaire général et la principale figure. Il devient également vice-président du mouvement continental Rassemblement Démocratique Africain (RDA) cofondé par Felix Houphouet-Boigny. L’UPC s’impose comme représentant légitime du peuple camerounais et Um Nyobè se rend à l’ONU en 1952 pour demander l’indépendance et la réunification du Kamerun.
La France crée des partis pseudo-nationalistes concurrents de l’UPC, sans succès. Ayant échoué à vaincre l’irrépressible vague UPC par des moyens démocratiques, elle interdit le parti en 1955 et ouvre ainsi sa plus longue guerre de décolonisation de l’histoire.
La répression contre les upécistes est totale, la barbarie de l’armée française est inouïe. Des colonnes de fumée s’élèvent de Douala, la plus grande ville du pays, bouclée et mise à feu. Les tortures, exécutions et massacres sont légions. Le couvre-feu est installé. Les émeutes éclatent dans tout le pays, l’insurrection se généralise. Les camerounais sont enfermés dans des camps de concentration, tués, ils vont mourir par dizaines de milliers. Les cadavres jonchent les champs, mangés par les chiens.
Abandonnant le principe de non-violence, l’UPC remarquablement structuré répond par les armes. Um Nyobè et ses partisans, entrés dans la clandestinité, prennent le maquis, suivis par un tiers de la population du sud du pays qui va mener des actions de guérilla.
Ils sabotent des lignes téléphoniques, font sauter à l’explosif des chemins de fer et des ponts, incendient des lieux publics, tuent des collaborateurs aux colons. Um Nyobè conquiert le département de la Sanaga Maritime et y crée un gouvernement parallèle à celui des collaborateurs. Nationaliste convaincu et incorruptible, il refuse toutes les offres d’indépendance partielle que lui font les colons. Ces derniers déciment le maquis et isolent de plus en plus le Mpodol de ses ravitaillements. C’est ainsi qu’il est retrouvé et tué en 1958.
Les français coupaient les têtes des nationalistes par dizaines, avant de les déverser par camions entiers dans les centre-villes pour terroriser les populations. Les témoignages parlent littéralement de « camions de têtes ». Elles restaient pourrir au milieu des populations et étaient la proie des animaux. Nous éviterons de publier les images de ces têtes ici.
La France choisit Ahmadou Ahidjo, un homme qui accepte de protéger les intérêts de la « métropole », pour devenir officiellement le premier président du Cameroun le 1er Janvier 1960. Conformément au plan de Charles de Gaulle, c’est sous tutelle de sa monnaie, de ses richesses naturelles, de sa défense, de son éducation, de sa culture que le Cameroun, comme pratiquement toutes les anciennes colonies françaises, accède à l’indépendance.
Le nord de la partie anglophone rejoindra le Nigéria, le sud sera réuni avec le Cameroun francophone. Usurpant le titre de père de l’indépendance du Cameroun, Ahidjo au moyen de sa dictature féroce, va semer la terreur dans le pays et réprimer avec un zèle incroyable l’UPC.
Le Dr Felix Moumié, président du parti, parti en Suisse chercher des armes pour continuer le combat, sera tué par empoisonnement au thallium par les français en 1960, avec le consentement de De Gaulle. Enterré à Conakry, son corps disparaîtra mystérieusement de la capitale guinéenne.
Osendé Afana, leader de premier ordre du parti, fut décapité en 1966 et sa tête emmenée dans la capitale Yaoundé pour être présentée à Ahidjo. Ernest Ouandié, le dernier grand chef de l’UPC et dirigeant de sa branche armée ANLK, sera fusillé en 1971. Sa mort marque la fin de la guerre et la défaite de l’indépendance réelle du Kamerun.
Que reste-t-il d’Um Nyobè ?
A la mort du Mpodol, les autorités interdirent de prononcer son nom, de célébrer sa mémoire. La vie des maquisards comme on les désignait péjorativement alors, fut ridiculisée, caricaturée. Um Nyobè fut tout simplement effacé de l’histoire du pays. Lors du vent de démocratisation qui a soufflé sur l’Afrique au début des années 90, l’UPC a de nouveau été autorisée, les pères de l’indépendance ont été reconnus comme héros nationaux.
Mais cette décision n’a été suivie d’aucun effet concret. Le Mpodol est toujours absent de l’histoire officielle. Il n’existe de lui que quelques photos, un enregistrement sonore et ses écrits. Le reste étant classé secret défense par la France. Aucune journée commémorative, aucune ville, aucun lieu public, rien ne porte son nom. Seule une statue à la qualité modeste existe en signe d’hommage dans son discret département d’origine.
Au Cameroun aujourd’hui, les jeunes ne savent pas qui il est. On n’y sait généralement même pas qu’il y a eu 16 années de guerre avec des dizaines de milliers de morts, voir plus. Ce qui est surréaliste ! C’est comme si les haïtiens ne savaient pas qui est Jean-Jacques Dessalines et ne connaissaient rien de la révolution. On sait juste vaguement qu’il y a eu des maquisards dont les actions sont assimilées à de la criminalité.
La colonisation a créé les « anglophones » qui jusqu’à nos jours ont un système éducatif différent de celui des « francophones ». Les tensions entre les deux ont été à leur paroxysme lors du conflit post-électoral de 1992, mais la situation est aujourd’hui pacifiée. La profonde unification que souhaitait le Mpodol n’a donc jamais eu lieu. Avec l’instrumentalisation ethnique, l’UPC quant à elle, éclatée en de multiples courants, est devenu le parti du peuple Bassa.
En visite au Cameroun en 2009, le premier ministre français Francois Fillon – dans un exercice de révisionnisme de l’histoire dont il est spécialiste – dira « je dénie absolument que des forces françaises aient participé, en quoi que ce soit, à des assassinats au Cameroun. Tout cela c’est de la pure invention » [1].
Il appartient donc à la jeune génération du Cameroun et du monde noir dans son ensemble, de ressusciter la mémoire d’Um Nyobè et de le remettre à sa place, au panthéon des pères des indépendances, avec Nkrumah, Lumumba, Keita, Cabral, Nyerere et les autres.
La voix d’Um Nyobe :
Hotep !
PS : Cet article a été écrit avant la guerre entre les séparatistes anglophones et le gouvernement du Cameroun; une crise commencée en 2016.
Par : Lisapo ya Kama © (Tous droits réservés. Toute reproduction de cet article est interdite sans l’autorisation de Lisapo ya Kama)
Notes :
- Grioo.com
- Cameroun, 1955-1962, la guerre cachée de la France en Afrique, autopsie d’une indépendance ; Document vidéo de Gaëlle Leroy et Valérie Osouf.
- L’humanité
- [1] Kamerun, une guerre cachée aux origines de la Francafrique 1948-1971 ; par Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, page 21.