Le premier president de la Tanzanie a été une des plus brillantes figures de l’Afrique à l’ère de la décolonisation. C’est cet homme immense, ce géant révolutionnaire mais pas assez connu à travers le monde noir, qui est sujet de cet article.
Le fondateur de la Tanzanie
Au sommet de l’histoire de la Tanzanie, on trouve la civilisation Swahili, ensemble de villes noires richissimes et sophistiquées, qui furent – malgré une résistance formidable – détruites par le terrorisme les esclavagistes portugais dès le 16e siècle. Le pays fut par la suite la principale victime de la traite négrière arabe qui y fit des millions de victimes au 19e siècle. C’est ce territoire dévasté qui alors subit la loi féroce des colons allemands, à travers la répression de la révolte Maji Maji et ses 250 000 morts au début du 20e siècle.
Fils d’un roi, Julius Kambarage Nyerere naît en 1922 à Tanganyika – partie continentale de la Tanzanie – sous occupation des britanniques ségrégationnistes. Il étudie l’éducation à la célèbre université Makerere en Ouganda et hérite donc du nom swahili de Mwalimu (enseignant). C’est à Makerere qu’il débute son engagement politique, et c’est au cours de ses études en Ecosse qu’il analyse en profondeur la structure économique de la société africaine authentique.
Retourné à Tanganyika, il prend la tête du parti TANU (Tanganyika African National Union) et s’impose localement et internationalement comme le leader du pays. Les colons anglais, après l’avoir contraint à démissionner de son poste d’enseignant, finissent par négocier avec lui et entament la décolonisation pacifique de Tanganyika, alors qu’ils écrasent dans des rivières de sang le mouvement indépendantiste Mau Mau au Kenya voisin.
Julius Nyerere devient président de Tanganyika en 1962. Il est Baba wa Taifa (le père de la nation).
En 1964, les Africains sur l’ile voisine de Zanzibar renversent par la lutte armée, le pouvoir arabisant esclavagiste établi depuis des siècles. Des milliers d’Arabes et d’Indiens sont tués. C’est la revolution de Zanzibar. Les Africains et leurs alliés prennent leur indépendance et l’unification est négociée avec Tanganyika. Julius Nyerere fait naitre la Tan-Zan-ie.
Le president panafricaniste et le parrain de la libération de l’Afrique australe
« Sans unité, il n’y a pas de futur pour l’Afrique » Julius Nyerere
Panafricaniste convaincu, il co-fonde l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) en 1963. Plus que n’importe quel autre Chef d’Etat, il va prendre à coeur un des principaux objectifs des fondateurs du panafricanisme en Amérique et de la nouvelle organisation, c’est-à-dire l’éradication du colonialisme en Afrique. Julius Nyerere va oeuvrer à la liberation du plus grand nombre de pays possibles.
La Tanzanie va héberger tous les mouvements de liberation d’Afrique australe. L’ANC et le Pan African Congress de l’Afrique du Sud vont s’établir dans le pays. Umkhonto we Sizwe, la branche armée de l’ANC co-fondée par Nelson Mandela, va compter des camps à Kongwa, Mbeya, Bagamoyo, Mogororo.
Les partis indépendantistes ZANU et ZAPU du Zimbabwe, ainsi que le MPLA de l’Angola seront egalement accueillis par Nyerere. C’est en Tanzanie qu’Eduardo Mondlane fonde le Frelimo du Mozambique en 1962. Il y sera rejoint par Samora Machel.
Fuyant les persécutions en Afrique du Sud-Est (actuelle Namibie), Sam Nujoma met son mouvement SWAPO à l’abri en Tanzanie et y fonde sa branche armée SWALA. La Tanzanie accueille aussi des milliers de réfugiés des guerres de decolonisation de la region. Avec Kenneth Kaunda de la Zambie, Nyerere coordonne la lutte contre les pouvoirs racistes portugais, britanniques et hollandais. Il est désigné Chairman des pays dits de la Ligne de Front.
Nyerere interviendra aussi en Ouganda pour répondre aux attaques armées d’Idi Amin puis le renverser. Il enverra aussi des troupes pour défendre avec succès les Seychelles de tentatives de coup d’état par des mercenaires.
Nyerere, le president afrocentrique
A l’indépendance, le président fait de Tanganyika le premier Etat africain décolonisé à adopter une langue noire comme langue officielle. Le kiSwahili, langue bantoue aux racines pokomo et mijikenda, langue d’échange de toute la côte Est à l’époque impériale, est désignée par Julius Nyerere, pourtant issu du peuple Zanaki, comme langue majeure du pays. La Tanzanie est le berceau de la force moderne de la langue Swahili, aujourd’hui parlée par 150 millions de personnes dans 12 pays, langue officielle dans 4.
C’est surtout pour son idéologie politique, que Nyerere va absolument se distinguer.
Ujamaa, le socialisme traditionnel africain
La pensée
Enoncée en 1962 dans son manifeste Ujamaa, la base du socialisme africain, Julius Nyerere détaille sa vision que nous pouvons résumer comme suit :
- La société africaine traditionnelle assure la sécurité et la protection matérielle et morale de tous. Elle est donc communautaire ou socialiste.
- La société traditionnelle africaine est égalitaire. La distribution de la richesse est faite le plus équitablement possible.
- Il n’y a pas de mal à vouloir être riche dans la société traditionnelle africaine, si cette richesse est partagée et si elle n’est pas utilisée pour dominer les autres.
- L’exploitation de l’humain par l’humain à des fins d’enrichissement ostentatoire est inacceptable dans la société traditionnelle africaine.
- La terre n’appartient à personne. C’est un cadeau de Dieu. Dans la société traditionnelle africaine, le chef distribue les lopins de terre équitablement, sans jamais les posséder ou les vendre. Les propriétaires terriens dans la tradition capitaliste occidentale sont des « paresseux », qui s’accaparent un bien de Dieu et se contentent de le louer ou le vendre pour en toucher les bénéfices.
- La société traditionnelle africaine est une société du travail avec ardeur.
- La structure de base de la société traditionnelle africaine est la famille étendue. La famille étendue ou Ujamaa en kiSwahili est donc la doctrine africaine socialiste, la doctrine économique et sociale du TANU, qu’il faut appliquer à toute la Tanzanie et même à toute l’Afrique.
L’application
Julius Nyerere énonce ce que sera la Tanzanie dans la déclaration d’Arusha en 1967. Il y affirme les objectifs socialistes de son pays et professe les droits l’humain. Dès lors, le président met toutes les entreprises du pays ou presque sous la direction de l’Etat. C’est une nationalisation qui touche tous les secteurs. La protection que confère l’Ujamaa se traduit par un accès sans frais aux services de base.
Sous le Mwalimu, la santé est gratuite, le système de santé est développée, l’espérance de vie s’améliore, la mortalité infantile régresse. L’éducation est gratuite et il y porte la plus grande attention. L’alphabétisation bondit à 85%. Comptant sur la grande sagesse des populations rurales, il cherche à regrouper les villageois dispersés dans de grands villages organisés, où ils profiteront des services de l’Etat, et recevront une formation améliorée en agriculture.
L’échec économique
La nationalisation entraîne l’augmentation du nombre de fonctionnaires et une masse salariale importante que l’Etat doit verser. La corruption s’accroit dans l’administration. Dans les villages, les populations n’adhèrent pas toutes à l’Ujamaa, surtout en ce qui concerne les déplacements vers les nouveaux villages. Le président mobilise l’armée pour les déplacer de force et meme déplacer des populations depuis les villes. Des violences éclatent avec des morts à la clé.
Dans les nouveaux villages organisés, l’absentéisme dans les champs bat des records, les cultures alimentaires de base sont délaissées. Résultat : la dette de l’Etat explose, l’administration est dysfonctionnelle, les nouveaux villages n’atteignent pas leurs objectifs de production agricole, le prix des cultures vivrières bondit. La Tanzanie passe du statut de plus grand exportateur à celui de plus grand importateur africain d’aliments.
L’économie s’effondre, Ujamaa est un échec sur le plan économique. Le président est contraint de faire appel aux financements du FMI qui lui impose ses restructurations capitalistes. Réfractaire à la doctrine capitaliste, Julius Nyerere ne se représente pas aux élections de 1985, pour laisser son successeur appliquer les directives du FMI. Il restera jusqu’à sa mort en 1999, la principale autorité morale du pays, donnant son avis sur la politique et adoubant les deux présidents qu’il a vu lui succéder.
Pourquoi l’Ujamaa a échoué ?
Comment un idéal social aussi ambitieux, qui a formidablement marché dans le passé africain, a-t-il pu connaître un tel revers économique ? Nous pouvons modestement retenir quelques éléments :
- Ujamaa n’a pas été revue pour le monde moderne. Nyerere demandait à un peuple qui voyait le monde en mouvement de rester presque entièrement dans un passé rural.
- Le déplacement forcé des populations, apparemment sans incentive majeure. C’était là une très mauvaise idée.
- L’insuffisance de l’investissement dans le secteur industriel qui aurait permis de mieux dynamiser les villages organisés.
- La dysfonction de l’administration
- Enfin, l’absence d’argent propre à l’Afrique qui aurait permis à la Tanzanie d’améliorer ses finances et de réorienter Ujamaa, sans avoir à passer par le FMI qui y a mit fin.
Que retenir de Julius Nyerere ?
Si sur le plan économique Nyerere a échoué, il se doit de souligner l’intégrité, la sincérité, le charisme et l’humanisme du president. Nous pouvons noter ses succès que sont :
- La fondation et l’unification de la Tanzanie
- La transformation du kiSwahili en plus importante langue noire au monde
- La fondation de l’Organisation de l’Unité Africaine
- La liberation du Mozambique, de l’Angola, du Zimbabwe, de la Namibie et de l’Afrique du Sud
- Une pensée orientée vers des solutions africaines pour l’Afrique
Tout ceci nous fait dire que Julius Nyerere est le plus grand président que l’Afrique ait connu à l’ère des indépendances, et probablement le plus grand Chef d’Etat africain depuis la fin de la colonisation à nos jours.
Par : Lisapo ya Kama © (Tous droits réservés. Toute reproduction de cet article est interdite sans l’autorisation de Lisapo ya Kama)
Notes :
- Ujamaa, the basis of African socialism (Ujamaa, la base du socialisme Africain) ; Julius Nyerere
- La politique des villages Ujamaa en Tanzanie, la fin d’un mythe ; Alain Cournanel
- Deconstructing Ujamaa : the legacy of Julius Nyerere in the quest for social and economic development in Africa (Déconstruire l’Ujamaa : l’héritage de Julius Nyerere dans la quête du développement social et économique en Afrique) ; Bonny Ibhawoh & J.I. Dibua
- The Arusha declaration (la déclaration d’Arusha) par Julius Nyerere