« Il faut faire basculer définitivement l’Afrique Noire sur la pente de son destin fédéral » Cheikh Anta Diop, préface du livre de Mahtar Diouf, Intégration économique, perspectives africaines, 1984.
Les travaux de Cheikh Anta Diop sont de plus en plus connus aujourd’hui, en particulier dans le monde noir. Ceci étant beaucoup pensent que son œuvre s’est limitée à démontrer que les Egyptiens anciens étaient strictement noirs et africains. On peut même lire dans une publication d’un journal célèbre : « Toute sa vie, Cheikh Anta Diop a œuvré pour une meilleure connaissance de la culture de l’Égypte antique, et notamment de son imprégnation africaine ».
Penser ainsi, c’est faire preuve d’une importante méconnaissance du travail du plus grand savant africain du 20e siècle. L’Egypte fut en réalité pour Diop, un élément central au coeur d’un projet global, dont nous allons vous parler.
Aux origines
Cheikh Anta Diop est né en 1923 dans une Afrique sous la colonisation européenne. Il a donc pu observer puis étudier toutes les méthodes employées par l’occupant pour détruire mentalement les Africains et les soumettre.
A son époque les Européens enseignaient aux Africains une histoire et une trajectoire passées falsifiées et rabaissées du continent. Voilà pourquoi Diop disait : « En effet, s’il faut en croire les ouvrages occidentaux, c’est en vain qu’on chercherait jusqu’au cœur de la forêt tropicale, une seule civilisation qui, en dernière analyse, serait l’œuvre des Nègres » (Nations Nègres et Culture, page 13). En d’autres termes, l’Afrique n’avait d’une manière générale ni histoire ni civilisation, qui puisse être reconstituée depuis les temps les plus lointains jusqu’à nos jours.
Tôt, Diop avait compris que l’éducation coloniale et même les religions étrangères (christianisme, islam) avaient pour but d’exterminer les Noirs de l’intérieur, les rendre faibles et serviles, pour les empêcher de s’élever vers la réalisation d’eux-mêmes.
En observant la géopolitique internationale, il avait aussi acté que seuls des blocs géographiques puissants (États-Unis, URSS, Union Européenne en devenir) pouvaient valablement défendre leurs intérêts et assurer la protection de leurs peuples sur la scène mondiale.
Les colonies africaines éparpillées – et qui aspiraient à l’indépendance en ces temps – étaient donc de son point de vue, trop petites pour faire face au monde qu’elles allaient rencontré en devenant indépendantes. Ces pays allaient, en restant isolés, finir écrasés sur la scène internationale. L’esclavagisme européen et la colonisation allaient continuer sous une autre forme, si les Africains ne s’unissaient pas face à la prédation étrangère.
C’est pourquoi il dit « (il faut) éviter à tout prix de dépendre des autres plus qu’ils ne dépendent de nous, car il s’en suivrait, automatiquement, des liens unilatéraux de colonisation et d’exploitation. C’est ce qui rend impérieuse l’idée de Fédération de tous les Etats Noirs du continent. Il est facile d’épiloguer afin de prouver que l’indépendance de la petite colonie du Sénégal, de la Cote d’Ivoire, du Togo, du Dahomey (Benin), etc., ne serait qu’illusoire car elles auraient à subir aussitôt, toutes sortes de pressions extérieures et tomberaient automatiquement, par le jeu des forces économiques, dans l’orbite d’une grande puissance. La solution fédérale détruit cette objection. » (Nations Nègres et Culture, page 21.)
Diop par ailleurs voyait l’attitude généralement raciste et impérialiste des peuples blancs d’Afrique du nord envers les Noirs. C’est pourquoi il n’a pratiquement jamais été question pour lui de les inclure dans un Etat unique africain. Son travail était pour les Noirs d’Afrique et les Africains des Amériques. Le but était donc clair et précis : La Renaissance Africaine. Cette renaissance se matérialiserait par l’Etat fédéral d’Afrique noire.
L’unité
Cheikh Anta Diop en 1948 à 25 ans seulement, écrit un article intitulé : Quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine ? En voici un extrait : « Seulement tout ceci (la renaissance) ne sera possible que le jour où l’Afrique redeviendra elle-même, c’est-à-dire quand elle cessera d’être engrenée par toutes ces croyances sordides qu’on lui a infusées méthodiquement. Mais à ce point de vue nous savons faire une entière confiance au continent africain : nous restons absolument convaincus que, malgré les méthodes d’asservissement moral étudiées jusque dans leurs moindres détails, l’Afrique saura, avec une facilité désespérante, rejeter, comme dans un mouvement de nausée, toutes ces croyances malsaines qui ont atrophié son âme et l’empêchent d’atteindre à sa véritable plénitude.
Il y a une communication instinctive entre l’Africain et la nature qu’aucune croyance ne saurait abolir sans être néfaste pour lui. Et c’est grâce à cette communication que l’Africain pourra atteindre son niveau humain véritable, spécifique, la réalisation de toutes les possibilités qu’il porte en lui» (« Quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine ? », article paru dans la revue « Le Musée Vivant », n° spécial 36-37, novembre 1948, Paris, pp. 57-65).
Mis à part la mentalité africaine annihilée par l’éducation coloniale et les religions étrangères, l’autre obstacle vers l’unité était toutes les divisions entre Africains. Il fallait que les Noirs de tous horizons cessent de se penser différents les uns des autres (sénégalais, angolais, kenyans, antillais, anglophones, francophones, etc.) et de s’affronter (tribalisme, guerres inter-ethniques, etc…), mais se pensent comme frères et sœurs, ce qui aurait l’effet de les rassembler en tant que peuple unique tout simplement, dans l’optique de l’Etat fédéral africain.
C’est donc l’impératif d’un Etat fédéral noir et les obstacles à surmonter pour y arriver, qui ont amené Diop à s’intéresser à l’histoire. Il avait 3 objectifs en étudiant le passé :
Remplacer les croyances destructrices par la vraie histoire, la culture et la spiritualité africaines, et rendre ainsi fiers et capables les Noirs.
Ressortir les racines communes de tous les Noirs pour faire naitre le sentiment d’unité et d’appartenance à un seul et même peuple.
Dégager les théories politiques et économiques ancestrales, qui serviraient à bâtir l’Etat fédéral futur.
Voilà comment Diop est arrivé à l’histoire.
L’Egypte
« Ce qui m’intéressait c’était de retrouver ce chemin humble qui me conduirait à nos ancêtres les plus lointains. Et quand je suis tombé sur l’Égypte, mes camarades le savent de ma génération, j’étais gêné, ça ne m’intéressait absolument pas de tomber sur l’Egypte pour ce que je cherchais.
C’est le fil conducteur, c’est la continuité, c’est la restauration de la conscience historique qui m’intéressait. C’est cette conscience historique qui est le ciment qui réunit les individus d’un peuple, qui fait qu’un peuple n’est pas une population, un agrégat d’individus sans liens. C’est ce sentiment historique seulement que je voulais restituer, restaurer. » (Cheikh Anta Diop, conférence à Niamey, 1984).
C’est donc dans sa quête de solutions pour un Etat fédéral noir que Diop découvre que les Egyptiens étaient noirs. D’abord une trouvaille dont il ne sait trop quoi faire, l’Egypte finit par répondre à toutes ses attentes et devient centrale dans son travail.
En continuant à aller plus loin que l’Égypte pour chercher nos ancêtres les plus lointains, il remonte le Nil et se retrouve en Nubie (Soudan), puis dans la région des grands lacs africains, berceau de l’humanité africaine et de l’humanité toute entière. Suivant les 3 objectifs énoncés, Diop réalise :
Que l’Egypte qui a civilisé la Terre, est le sommet absolu de l’expérience noire, l’élément de fierté maximal. Elle permettra de ce fait, d’en finir avec le délabrement mental des Noirs, de décomplexer leur intelligence, de libérer leur génie créatif, de doper leurs capacités de bâtisseurs de nations.
Que les cultures et spiritualités en Afrique sont en faits unique et peuvent être rattachées à l’Egypte. Les mémoires de tous les peuples ou presque affirment par ailleurs leur origine dans la vallée du Nil (Egypte, Soudan) et/ou sa source les grands Lacs.
Que c’est en Egypte que le concept de pensée (Maât), qui a donné naissance à toutes les caractéristiques des Etats noirs anciens, a été le plus avancé.
C’est ainsi que pour Cheikh Anta Diop les grands lacs africains et les civilisations de la vallée du Nil deviennent pour l’Afrique, les repères que la Grèce et Rome représentent pour l’Occident. Le Nil et les grands Lacs à ce titre doivent servir de points de référence et de repères pour cette unité nationale des peuples africains, dans l’optique de l’Etat fédéral africain qu’il imaginait. C’est dans cette direction qu’il a abondamment travaillé dans ses ouvrages.
La restitution et la modernisation des savoirs ancestraux africains
« Pour nous, le retour à l’Égypte dans tous les domaines est la condition nécessaire (…) pour pouvoir bâtir un corps de sciences humaines modernes, pour rénover la culture africaine. » (Cheikh Anta Diop, Civilisation ou Barbarie, page 12).
Si les Noirs avaient développé toutes les civilisations brillantes, richissimes et en paix qu’il avait vues à travers ses recherches, ça signifiait que ces Africains anciens possédaient des théories politiques, économiques, juridiques, religieuses qui leur avaient permis de bâtir ces merveilles.
Ça signifiait aussi qu’ils avaient réglé des problèmes comme la mauvaise gouvernance et le tribalisme. Il fallait donc faire l’état des lieux des connaissances en ces sciences humaines, et utiliser ces sciences humaines pour bâtir l’Etat fédéral à venir.
Diop a fait des études en ce sens, toujours en partant de la région des grands lacs et la vallée du Nil, pour continuer dans les autres royaumes qui se sont succédé sur le continent au cours des siècles. Il dit encore « Mon attitude n’est pas une attitude passéiste, de quelqu’un qui se délecte du passé. Toute mon activité est tendue vers l’avenir. Et ce passé je le déblaie tout simplement pour rendre possible l’édification d’un corps de sciences humaines. » (conférence à Niamey, 1984).
Ce corps de sciences humaines restaurés et modernisés, serait donc constitué :
De documents de théories en sciences politiques
De documents de théories en sciences économiques
De documents d’études de religion africaine
De documents de théories en sciences juridiques
De documents de théories en sciences linguistiques etc…
Diop a également fait un état des sciences exactes en Afrique ancienne (mathématiques, architecture, physique, médecine…).
En effet, si on accepte que le système occidental imposé avec violence et barbarie en Afrique est un système qui oppresse et détruit le continent, il faut le changer, de préférence par un système de valeurs africaines comme le pensait Diop. Or où sont les concepts et les théories africaines pour faire le système africain ? C’est à cette question qu’il répond par le corps de sciences humaines africaines.
Pour Cheikh Anta Diop, il n’y a pas à se référer au capitalisme, socialisme, communisme, à la démocratie, la charia, à Adam Smith ou Socrate etc… mais à réfléchir avec le logiciel de pensée créé par nos ancêtres pour nous. On sait aujourd’hui que ce logiciel s’appelle Maât. Cheikh Anta Diop crée ainsi ce que l’africain-américain Molefi Kete Asante baptisera Afrocentricité, c’est-à-dire la méthode de retour à l’Afrique authentique, dans tous les domaines de la pensée.
Diop ajoute « Il faut faire basculer définitivement l’Afrique Noire sur la pente de son destin fédéral […] seul un État fédéral continental ou sub-continental offre un espace politique et économique, en sécurité, suffisamment stabilisé pour qu’une formule rationnelle de développement économique de nos pays aux potentialités diverses puisse être mise en œuvre. » (préface du livre de Mahtar Diouf, Intégration économique, perspectives africaines, 1984).
Les notions d’état fédéral africain se trouvent dans tous les ouvrages de Cheikh Anta Diop. Il n’existe aucun ouvrage du savant qui ne traite pas à un moment ou à un autre de ce sujet. Il a parlé d’état fédéral africain et n’a cessé de répéter que c’était la seule solution pour une véritable renaissance africaine.
Il convient par ailleurs de s’appesantir sur le titre Nations Nègres et culture. C’est donc un livre d’études en sciences humaines. Le titre entier est Nations Nègres et culture : de l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui. Diop était dans son thème et regardait le futur dès le départ.
Pourquoi Cheikh Anta Diop a-t-il été combattu par l’Occident?
Contrairement aux Africains d’aujourd’hui, en majorité inadéquatement éduqués et dont la réflexion dépasse difficilement les considérations matérielles, l’élite occidentale a bien compris la portée du travail de Cheikh Anta Diop. Les Occidentaux savaient que ces travaux n’étaient pas de simples travaux en histoire.
Diop a donc été combattu car ses travaux détruisaient le poison des croyances sordides coloniales, montraient aux Africains la voie la plus certaine vers leur renaissance, et étaient donc nuisibles à toute l’entreprise impérialiste, coloniale et néocoloniale en Afrique.
Cheikh Anta Diop a cependant vaincu, dans tous les combats scientifiques qu’il a menés, notamment au Colloque du Caire en 1974, où l’Unesco a reconnu que les Egyptiens étaient noirs. Mais à défaut de le vaincre sur le terrain scientifique, ses adversaires ont fait en sorte que ses livres ne soient pas assez lus, assez connus et assez étudiés, par les Africains et les Africains des Amériques. C’est pourquoi les travaux de Cheikh Anta Diop sont encore en deçà de la promotion qu’ils devraient avoir dans le monde noir.
Mais Diop savait que les graines qu’il avait semées germeraient. Il savait qu’il n’allait pas réaliser lui-même tout ce projet colossal de l’État fédéral en l’espace de sa seule vie. Mais il était certain d’avoir efficacement lancé le projet par son action, son travail, ses idées et ses ouvrages. Il comptait sur les générations d’Africains futurs pour poursuivre ce travail sur les pistes de recherche qu’il avait ouvertes, dans les divers domaines en vue de la création de l’État fédéral.
Et aujourd’hui?
Plus que jamais l’objectif d’un Etat fédéral africain devient une urgence devant tous les problèmes que connaissent l’Afrique et le monde noir en général. Cheikh Anta Diop a travaillé à rendre leur fierté historique aux Noirs, réveiller ainsi leur génie créatif, et mettre à leur disposition les savoirs ancestraux pour qu’ils construisent l’Etat Fédéral Africain. Dans son sillage, les intellectuels afrocentriques doivent donc s’atteler à :
Continuer à restituer l’histoire et l’identité africaines et les faire connaitre à tous les Noirs, pour libérer par la fierté et la confiance acquises, leur créativité.
Continuer à ressortir les liens interminables entre tous les peuples africains, et faire naitre résolument ce sentiment d’identité unique.
Continuer l’étude de chaque civilisation noire, faire une synthèse des sciences humaines de tout le continent, et de là affiner l’écriture du projet de l’Etat fédéral sur les bases de la Maât.
Mener le combat politique pour voir le projet devenir réalité.
C’est le lieu de souligner le génie renversant de Cheikh Anta Diop, son instinct, son audace, sa sagesse et sa compréhension à un niveau extrêmement élevé des problèmes de son temps, son amour sans limites pour son peuple. Il était aussi un homme qui bien que travaillant pour les Noirs, voulait voir émerger une fraternité entre tous les peuples du monde.
« L’Africain qui nous a compris est celui-là qui, après la lecture de nos ouvrages, aura senti naître en lui un autre homme, animé d’une conscience historique, un vrai créateur, un Prométhée porteur d’une nouvelle civilisation et parfaitement conscient de ce que la terre entière doit à son génie ancestral dans tous les domaines de la science, de la culture et de la religion.» (Cheikh Anta Diop, Civilisation ou Barbarie, page 16).
« En disant que ce sont les ancêtres des Nègres, qui vivent aujourd’hui principalement en Afrique Noire, qui ont inventé les premiers les mathématiques, l’astronomie, le calendrier, les sciences en général, les arts, la religion, l’agriculture, l’organisation sociale, la médecine, l’écriture, les techniques, l’architecture (…) en disant tout cela on ne dit que la modeste et stricte vérité, que personne, à l’heure actuelle, ne peut réfuter par des arguments dignes de ce nom. Dès lors le Nègre doit être capable de ressaisir la continuité de son passé historique national, de tirer de celui-ci le bénéfice moral nécessaire pour reconquérir sa place dans le monde moderne. » (Cheikh Anta Diop, Nations Nègres et Culture, p. 401).
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